Category: Livres,Romans et littérature,Littérature française
Proust Details
Paris, juin 1930, Samuel Beckett a vingt-quatre ans. Il finit sa seconde année en tant que lecteur d'anglais à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm. Avec Whoroscope il vient de remporter un concours - lancé par Richard Adlington et Nancy Cunard qui dirigent les éditions Hours Press à Paris -, pour le meilleur poème de moins de cent vers ayant pour sujet le temps. Adlington et Cunard apprennent alors qu'à Londres les éditions Chatto & Windus envisagent de publier une monographie sur Marcel Proust. Ils proposent cette commande à Samuel Beckett qui accepte. Samuel Beckett reproche aux critiques littéraires de pratiquer volontiers « des hystérectomies à la truelle » et pour son Proust ce n'est certes pas œuvre de critique littéraire qu'il entend faire. Il ne se livre pas non plus à une analyse académique en bonne et due forme : c'est là un genre qu'il ne goûte guère, il est à mille lieues de tout formalisme et de toutes conventions universitaires. C'est en écrivain accompli que Samuel Beckett s'exprime et s'affirme déjà ici. Cet ouvrage nous ouvre des perspectives nouvelles aussi bien sur l'œuvre de Marcel Proust que sur celle, alors encore à venir, de Samuel Beckett lui-même. C'est un acte de compréhension où se révèlent tout à la fois l'œuvre comprise et celui qui la comprend. Publié en français en 1990, traduit de l'anglais et présenté par Edith Fournier.
Reviews
Ce livre en français n??est pas l??édition originale qui était en anglais, ni même une traduction faite du vivant de Samuel Beckett , qui était bilingue, mais une traduction faite après sa mort par Edith Fournier. Le texte anglais est pratiquement impossible à trouver. Il est donc difficile de qualifier la traduction de cette édition. Il me semble cependant qu??il y a des erreurs, certaines notoires. J??en citerai deux.« La curiosité entraine la sauvegarde et non la mort de la chatte, qu??elle soit en jupons ou à quatre pattes. » (p. 41) L??expression standard en anglais est « Curiosity kills the cat. » qui correspond à « La curiosité est un bien vilain défaut. » Mais il existe aussi une autre variante « Curiosity kills the pussy cat. » Celle-ci n??a pas d??équivalent en français mais a un sens fortement obscène en anglais, sens obscène renforcé par l??extension, « be she in a skirt or on all fours » qui semble devoir continuer la première partie de la phrase en anglais. La traduction est donc très maladroite et certainement pas idiomatique comme en anglais. La traductrice aurait pu s??inspirer d??un film déjà ancien : « Une chatte sur un toit brûlant » par exemple, et l??extension aurait pu être « en robe ou à quatre pattes, qu??importe. » Il ne restait plus alors qu??à articuler sur le reste du texte. C??est là le travail d??un traducteur.Le deuxième exemple est « Ce que notre extrême inattention a enregistré puis emmagasiné dans le donjon ultime et inaccessible dont l??habitude ne possède pas la clé. » (p. 42) le mot en question est « donjon » qui est en français une tour dans un château féodal. Mais page suivante, Proust envisage qu??un « plongeur » puisse récupérer « ce que notre extrême inattention a emmagasiné dans ce donjon » Si c??est un donjon, le plongeur est en contre-sens : ce devrait être un planeur. Mais je crois que le plongeur est juste car ce magasin où la « mémoire involontaire » (les termes de Proust) se rend pour faire ressortir des choses totalement inconscientes implique une profondeur et non une hauteur. Le mot anglais devait être « dungeon » qui signifie « oubliette », une prison souterraine où les prisonniers sont d??une part torturés et d??autre abandonnés pour y mourir de soif, de faim ou de maladie.C??est donc avec beaucoup de circonspection que j??ai lu ce texte en français car le doute s??est installé en mon esprit. La traduction risque fort d??avoir été très à côté du sens, ici ou là.Cependant ce texte est fondamental mais révèle un style surprenant.Il s??agit d??une exégèse synthétique de l???uvre de Marcel Proust commandée par les milieux académiques et devant être une première étape dans une carrière universitaire pour Samuel Beckett après ses deux ans à l??Ecole Normale Supérieure de la rue d??Ulm. Or le style est tout sauf académique ou universitaire et la plus grande partie du texte n??est pratiquement qu??une glose, une paraphrase de Marcel Proust. Samuel Beckett n??avait que 24 ans, mais cela n??explique pas ceci. Il y a une seule tentative d??approche formellement académique pages 47-48 quand il donne une liste ?? qu??il déclare non exhaustive ?? de onze cas d??illumination épiphanique où Marcel Proust fait vivre à son narrateur un moment de miraculeuse communion avec l??énergie vitale du cosmos.Et c??est tout.On retrouve cependant certaines idées essentielles de Marcel Proust, mais dans un discours qui se laisse aller à lui-même. Je vais relever et éventuellement discuter certaines de ces idées dans l??ordre où elles apparaissent.La « calamité d??hier » nie la ligne temporelle, nie le temps et hier est nécessairement une calamité que l??on a déformée ou qui nous a déformés. Les désirs d??hier n??ont plus de valeur aujourd??hui car le désir est une maladie qui devient une horreur dès qu??il est satisfait. L??observateur inocule dans la chose observée sa propre mobilité et quand il observe un être humain il inocule sa propre mobilité dans la mobilité de cet être humain. Nous sommes tous les victimes du « cancer du temps » qui travaille en nous sous la forme de la mémoire et de l??habitude. « L??habitude est l??ancre qui enchaîne le chien à son vomi. » (p. 29) Cela fait de la vie une habitude ou même une série d??habitudes si un individu est une série d??êtres successifs. Rien n??est permanent c??est bien connu. L??habitude étant une seconde nature bloque notre compréhension de et notre contact avec notre première nature. Il existe cependant des moments brefs où une brisure intervient dans la vie, un traumatisme qui bloque l??habitude et nous libère pour un court instant et ainsi de victime nous devenons une ex-victime avant de redevenir une victime d??une autre habitude qui prendra le dessus. Il n??existe donc que des paradis perdus et la mort est une libération des désirs d??immortalité.La mémoire elle est encore pire en tant qu??aliénation. Elle n??est qu??« une corde à linge et les images de [notre] passé sont des hardes sales dûment lessivées, servantes infaillibles et dévouées, prêtes à combler [nos] besoins de réminiscence. » (p. 41) C??est là que la curiosité est bien mauvaise conseillère mais Beckett reprend à Proust l??opposition entre « mémoire volontaire » et « mémoire involontaire » qui ne sont que des appellations originales pour ce que l??on appellera la mémoire consciente qui ne fait que retenir ce qui nous est utile pour nous positionner positivement, parfois négativement, dans la vie, en contraste avec la mémoire inconsciente que seul un travail de remontée dans cet inconscient peut ramener à la surface consciente les faits enregistrés et oubliés, c??est-à-dire censurés. Cette remontée dans l??inconscient ou cette remontée de l??inconscient selon Proust et Beckett amène « l??immédiate, délicieuse et totale déflagration du souvenir. » (p. 44)Ainsi la vie devient un « Janus à trois faces » : le temps, l??habitude et la mémoire. Et la mémoire involontaire ne ressort que quand l??habitude de la mémoire volontaire est négligente ou mourante. Tout cela est intéressant et mène à la liste non exhaustive des onze moments de mémoire involontaire chez Proust. Beckett se lance alors dans une série de paraphrase pour résumer ces onze moments. Dans ce long développement quelques idées fortes ressortent.La première est que l??amour n??existe que quand le désir n??est pas satisfait et la satisfaction du désir est une nécessaire conquête de l??autre. Le rapport d??amour n??est qu??un rapport de prédateur et de proie et dès que la proie est prise l??amour meurt et devient souffrance. L??amour n??est que la possibilité d??apaiser nos propres souffrances de nos désirs non satisfaits par la souffrance que nous imposons à l??autre pour satisfaire nos désirs. Cette relation amoureuse prédatrice nie le temps et l??espace et dans le cadre de la satisfaction du désir amoureux le temps s??arrête, devient inerte, sans passé, présent ni futur dans un espace qui perd toute dimension et direction. On voit alors bien pourquoi Proust rejette l??amour puisqu??il emprisonne le sujet amoureux dans un temps et un espace inertes tout en emprisonnant le sujet aimé dans les mêmes temps et espace inertes. Beckett appuie son raisonnement sur le cas de Phèdre vue par Racine. Phèdre devient l??esclave de son désir qui lui fait perdre tout sens du temps et de l??espace dans un univers mental entièrement centré sur le seul objet de son désir et donc sur son seul désir. La satisfaction de son désir ne pourrait causer que la mort de l??objet désiré par la vengeance de Thésée et la non-satisfaction du désir fait que l??objet désiré serait voué à la vengeance de Phèdre.Cela amène à une réflexion sur l??art qui ne peut être qu??une activité solitaire. Ce sera la recherche par l??artiste de la possibilité de sortir des habitudes pour libérer des bouffées de mémoire involontaire entrainant le plaisir de l??artiste en s??investissant dans son ?uvre. Il compare cette expérience esthétique à une expérience mystique qui permet d??atteindre « la mort de la mort » en conquérant « la mort du temps » (p. 87). Et c??est le principal paradoxe de l??art. par lequel le temps n??est pas retrouvé mais aboli, et c??est justement le paradoxe de Proust et de son temps retrouvé.Dans une série de parallèle avec d??autres artistes Beckett identifie le symbolisme de Proust comme étant un « autosymbolisme » pour lequel « un objet [est] un symbole vivant . . . de lui-même. » (p. 92) Il y a alors une certaine dimension romantique chez Proust mais Beckett s??oriente vers une qualification du style de Proust. « Ce qui est dit l??intéresse moins que la façon dont cela est dit. » (p. 96) Mais plus encore : « L???uvre d??art n??est ni créée ni choisie mais découverte, dévoilée, tirée des obscurités intérieures où elle préexiste chez l??artiste, en tant que loi de sa nature. » (p. 96-97) Cela découle directement de ce que nous avons dit de la mémoire involontaire et du plaisir à faire remonter des éléments enfouis dans cette oubliette qu??est l??inconscient. Les termes de « préexister » et de « loi de sa nature » sont particulièrement dangereux car ils cachent un processus complexe d??intégration de sentiments, passions, souvenirs, inconscients pour la plupart et produits par l??expérience existentielle de n??importe quel sujet dès que son système nerveux central peut enregistrer les éléments sensoriels que son corps reçoit et que son esprit consciemment en partie et inconsciemment pour l??essentiel analyse en perceptions et emmagasine dans l??inconscient.Mais étrangement Beckett affirme qu??« Aux yeux de Proust, la qualité du langage est plus importante que tout système éthique ou esthétique . . . Il n??essaye même pas de dissocier la forme et le contenu : l??une est la concrétisation de l??autre, la révélation d??un univers. » (p. 101) Cette conclusion est étrange car justement si la forme est bien ce qu??elle est par rapport au contenu, les deux ne sauraient être vus que dissociés. Si l??on dit que l??une ne peut vivre sans l??autre ET VICE VERSA (Beckett ne pose pas le renversement dialectique de la relation) cela implique que les deux sont bien distincts et donc dissociables.Le penchant de Proust vers les métaphores botaniques n??a guère comme toute conséquence que de ne poser aucun critère éthique, moral, de justice, ou de toute autre dimension de jugement de valeur. Pour Proust, selon Beckett, le sujet est pur de toute volonté et l??objet est pur de toute causalité, ce qui impliquerait que le temps et l??espace forment un tout. Ce que Beckett ne voit pas ici c??est que cela en fait élimine bien plus que la volonté et la causalité. Cela élimine la vie car la vie implique dans ses formes les plus réduites comme dans ses formes les plus élaborées une finalité portée par le cosmos lui-même. L??homme n??est en rien différent sur ce point sinon qu??il a le pouvoir de changer l??environnement et donc d??influer sur son destin et celui de cet environnement. Mais cette vision totalement plate et inerte de la vie permet à Proust et à Beckett de poser ce qui suit : « L??homosexualité n??est jamais définie comme un vice : elle est tout aussi dénuée d??implications morales que le mode de fécondation de la Primula Veris ou du Lythrum Salicaria. » (p. 103) Il pourra sembler à des esprits pointilleux que l??homosexualité a autant à voir avec une quelconque fécondation que les pommes de terre avec un panier de poires. Mais peut-être que la traduction a faussé la métaphore.La dernière remarque est que pour Proust la musique comme l??expérience mystique sont « les seules [impressions] purement musicales, inétendues, entièrement originales, irréductibles à tout autre ordre d??impression [?] sine materia. » (p. 106) « La vie du corps sur terre » ainsi est « un pensum maudit et [elle] dévoile le sens du mot defunctus. » (p. 107) On notera que la traductrice ne donne pas la traduction de ce dernier mot dans la note qu??elle lui attache. Il s??agit du participe passé de defungor, ??en avoir fini avec, accomplir, finir? et defunctus a donc le sens de « achevé », « fini », « mort, décédé », « défunt ». L??idée qui semble derrière cette dernière phrase de l??essai est que la mort est l??accomplissement de la vie, le moment ultime et suprême de celle-ci avec rien au-delà.Dr Jacques COULARDEAU
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